SSII-mpathy for the Devil
Une lourde pluie automnale tambourine sur l’unique fenêtre de la pièce laissant entrevoir, entre les ruissellements sur les carreaux, une silhouette encapuchonnée s’efforçant en vain de regrouper les feuilles brunes tombées des arbres, le vent s’amusant à les disperser au grès de ses facétieuses rafales.
Sur les murs pâles de la pièce éclairée par la lumière tristement blafarde de 4 néons grésillants, des affiches louent les qualités et les valeurs de l’entreprise qui la démarquent de ses concurrents (selon les gens du marketing) :
des salariés (ou en l’occurrence des mannequins, si je m’en réfère au physique avantageux de la fille en tailleur, qui ne ressemble en rien au “cheptel” de mes collègues) aux visages souriants s’activent autour d’un PC (comme si c’était super drôle), marchent dans des couloirs clairs (il fait toujours beau dans 1 SSII), ou sont penchés sur des objets techniques (ouah, que c’est complexe un engrenage), avec quelques mots clés “qui font bien” (du genre : “confiance”, “retour sur investissement”, “flexibilité”, “innovation”, stratégie”…) et des phrases chocs, du style :
“Together, to go further” (oui, further avec 1 “T”, parce que fuhrer, ça pourrait être mal interprété…) !
Et en anglais, s’il vous plait : ça fait quand même plus classe !
Soudain, une voix grasse et lourde traverse les murs :
“Faites le entrer Natacha ! Les chiens n’ont pas aboyé, il est inoffensif…”
La porte s’ouvre lourdement, dans un grincement sinistre.
Une épaisse fumée cache le plafond d’une immense pièce dont les étagères, remplies de recueils à caractère pornogr professionnel, de part et d’autres conduisent vers un bureau en bois lustré sur lequel s’entassent des montagnes de dossiers multicolores.
Le grognement des rottweilers se fait de plus en plus insistant, à mesure que j’approche de l’énorme fauteuil d’où monte, en volutes irrégulières, la fumée ocre d’un cigare.
La voix résonne fermement :
– “Iossif ,Bénito, SILENCE” !
Puis plus douce, alors que le fauteuil pivote vers moi :
– Matricule BX2676, s’il te plait, assieds toi.
– Heu… mon nom est
– Silence ! Misérable insolent consultant ! Ton nom m’importe peu…
Vocifère le visage rouge et transpirant (aaaah, ça y est, je comprends mieux maintenant son surnom donné en interne : “La limace rouge”), dont l’haleine trahit une consommation régulière de cigares cubains et spiritueux ambrés.
– Ttttt, allons donc… Alors c’est toi… Bizarre, tu ne ressembles pas trop à ta photo sur le trombinoscope.
– Ce n’est pas ça, c’est…
– SILENCE, Sheize ! Je n’aime pas être interrompu… Sais tu que ma capacité à te nuire est incommensurable, et sans aucune mesure supérieure à la tienne ? Que nous pouvons t’humilier, te rabaisser, t’écraser, te réduire en miettes, enfin en un mot comme en cent : te pourrir la vie !
– Heuuu, sauf votre respect, ça en fait 4…
– Non mais, quelle délicieuse insolence ! (le visage rouge, essayant de contenir sa colère) Cough, cough, cough (*Tousse grasse*) rhaaaa ces maudits cigares ! 50 ans que j’en fume et leur qualité a nettement baissée : les Cubains sont devenus indolents depuis que Castro a honteusement cédé quelques libertés… les dictatures ne sont plus ce qu’elles étaient, quelle tristesse ! Bien, revenons à nos moutons : tu as fait une série de fautes qui nous amènent donc à envisager une sanction, pouvant aller de la simple suspension au licenciement pour faute lourde ! Tout dépendra de cette entrevue, mais j’ai déjà ma petite idée. Résumons donc la situation : Cela fait 10 ans que tu as été embauché chez nous…
Eh oui, 10 ans déjà, c’est dingue comme le temps passe vite…
A l’époque, tout juste diplômé de mon école d’ingénieur généraliste, je poussais les portes d’ “Albatros”, une société de service informatique (SSII, à prononcer “esse esse deux zi”) comme il en existe de nombreuses.
Le secteur informatique, en plein essor, recrutait à tout va : aux moins diplômés des postes de “consultant technique” (c’est à dire les gars avec des lunettes et des t-shirts “space invaders” qui passent leurs journées à écrire du code informatique et faire des blagues qui ne font rire qu’eux seuls – et c’est pas plus mal – mais ne comprennent rien au métier, alors font semblant) et pour les plus diplômés, des postes de “consultants fonctionnels”, c’est-à-dire aller au charbon chez les clients (en général vendu par un commercial qui n’a rien compris au besoin client et encore moins ce que font les consultants) pour comprendre les spécificités de leur métier et y mettre en place le système informatique qui va bien avec l’aide des consultants techniques (sachant que de leur côté, les fonctionnels n’y connaissent rien au code – Bhaaa, c’est sale et dégradant le code – mais font semblant de comprendre, eux aussi…).
Et “Albatros” avait l’air de bien se démarquer de la concurrence : des programmes d’intégration des nouveaux collaborateurs, des programmes de formations et des programmes d’évaluation de la performance et des programmes d’augmentations pour mieux gérer l’évolution et l’épanouissement du consultant…
Mais qui dit programme, dit bugs (et j’étais loin de me douter qu’il pouvait y en avoir autant) et surtout, et c’est là que le système est rigolo : la version de démonstration (vous savez, celle où tout marche bien, les gens sont contents, il fait beau, les oiseaux font cui-cui et le prince épouse la princesse…) est radicalement différente de la réalité !
Donc me voilà consultant en informatique.
Ben le seul mot qui me vient, comme ça, là, pour exprimer ma joie, c’est : Youpi (oui, pas de points d’exclamations, ça pourrait être outrageusement démonstratif !).
J’oserais même : Ouaiiiiis, youpi.
C’est cool.
C’est chouette.
C’est super.
C’est wouhou.
Allez, « Champagne » !
(comment ça ma joie n’est pas très éloquente ?)
Et les premiers mois-où-tout-est-sympa passés, “Albatros” est vite devenu… comment dire… atroce (ah ah, en même temps, c’était prémonitoire avec 1 nom pareil), avec quelques exemples pris au hasard, juste comme ça :
– déplacements dans tous les sens (je connais tous les horaires et correspondance des trains depuis Paris… on s’y fait même des amis tellement on voit les mêmes têtes, consultants aussi…),
– chefs de projets plus dingues les uns que les autres (à croire que c’est 1 critère de sélection : comme celui-là qui use et abuse d’anglicismes, allant même jusqu’à en créer, ou celui-ci qui appelle soirs et week-ends, mais pas pour prendre des nouvelles),
– commerciaux dangereux (“Vu que tu connais le module informatique pour gérer les achats, et bien automatiquement tu connais celui qui gère les ventes, après tout les ventes c’est comme les achats mais à l’envers, et puis de toutes façons j’ai dit au client que tu étais un expert”… oui c’est 1 façon de voir les choses, surtout qu’en réalité les 2 systèmes sont radicalement différents !),
– management ne portant aucun intérêt à ses collaborateurs (“quoi, gérer de l’humain ? Non mais quelle horreur : c’est jamais content, ça demande toujours n’importe quoi et ça a toujours des envies divergentes de mes intérêts (faire le plus de marge)…Non, non, croyez moi 1 bon consultant est 1 consultant loin, très loin de son manager”…),
Et j’en passe…
Bref, mais pourquoi y rester, me demanderez-vous ?
Car, cher ami lecteur, plein de bon sens, il faut savoir que le monde des consultants en société de sévice service est divisé en gros en 2 types (bon, je schématise en très gros) :
- d’un côté les mercenaires qui veulent acquérir de l’expérience et changer de société de service (et donc augmenter en salaire et/ou en responsabilité, et parfois mettre son amour propre de côté pour mieux trahir et gravir les échelons) et,
- de l’autre ceux qui veulent se trouver “une place au soleil”, le graal : c’est à dire faire le même travail mais dans une entreprise qui gère son système informatique. D’où l’intérêt de cumuler les missions : plus on voit de clients, plus monte en compétences et plus on augmente aussi la possibilité d’être embauché dans une “vraie” entreprise (pour un salaire – ô ironie – sensiblement égal, et avec un paquet d’avantages impressionnants !).
Ah mais j’y pense : dans ce deuxième groupe, il existe 1 groupe de consultants qui sont devenus ce que l’ont pourrait appeler « les résignés ». Ce sont ceux qui ont compris qu’ils ne pourraient jamais entrer dans une « vraie » entreprise et pour qui le travail est devenu purement « alimentaire », en espérant ne pas avoir à faire trop de déplacements, quant à leur évolution dans l’entreprise, elle frôle le 0 absolu, tout comme leur motivation. Heureusement, ces personnes sont très souvent accompagnées par quelques séances de psy et/ou des cures d’antidépresseurs pour garantir, entre autre, un bon sommeil et une bonne humeur chimique !
Cette année, pas de bonus, mais bonne nouvelle : le Lexomyl est inclus dans le package (et en plus, c’est remboursé par la sécu) !
Parce que là où le bât blesse, c’est qu’une grande majorité des consultants possèdent ce que d’aucun appelle « une conscience professionnelle ». Ils n’ont en effet pas envie de saborder leur travail et apprécient plutôt de satisfaire le client, même si cela n’est pas valorisé par leur hiérarchie, ce qui ronge inexorablement leur moral…
– … Et tu as répondu à ce mail, que t’avait envoyé ton manager ! Moua ah ah ah ah ! Cough, cough, cough (*Tousse grasse*)… Tu es tombé dans notre piège machiavélique !
Le rire démoniaque se répand dans la pièce et les murs en renvoient un écho plus sinistre encore. A tel point que les chiens, pattes sur les oreilles, se terrent cachés dans un coin éloigné.
– Oui mais bon, je ne me doutais pas qu’il y avait 1 piège dans sa formulation. Et en plus, je lui demandais juste si je pouvais poser des vacances… S’il faut prendre 1 avocat à chaque fois qu’on répond, les cabinets feraient fortune !
– SILENCE ! Je SAIS qu’inconsciemment tu as tout fait pour te faire licencier !
– Inconsciemment ? Ah ben mince alors ! Si j’avais su que vous étiez psy et capable de sonder l’inconscient, ça m’aurait évité de coûteuses séances… Mais vous auriez dû suivre 1 formation de RH plutôt, ça aurait été plus utile pour tout le monde ! Et puis ça fait 10 ans que je bosse avec vous, et près de 3 chez le même client ! Chaque année, mon évaluation annuelle est très bonne et le client très satisfait de mon travail !
– “Evaluation annuelle”… Quel est ce drôle de mot ? Ah, cette formalité, ce gadget, ce truc pour suivre votre soit disant, attention j’ouvre les guillemets “évolution de carrière” je ferme les guillemets !
Mouah ah ah… Cough, cough, cough (*Tousse grasse*), tiens faut vraiment que j’arrête de rire… Mais quelle touchante naïveté ! N’as-tu pas compris que nous y mettons ce que nous voulons et qu’à nos yeux cela n’a aucune valeur ! Sache que pour nous, seuls NOS objectifs comptent : le profit et le dividende pour l’actionnaire ! La satisfaction client, n’est qu’un prétexte, tout juste utile pour justifier ton salaire ! Tu sembles avoir oublié qui te paie…
– Le client chez qui je travaille ?
– Non, misérable ignorant : nous ! Alors, arrête tes jérémiades et ton comportement de salarié égoïste à toujours quémander des primes, des formations et des augmentations… Pense aux actionnaires quand tu bosses et non pas à toi et ta petite personne. Tu as tendance à tout mélanger. Bref, ton manager a reporté des faits très graves te concernant : dans les derniers « morning meeting », mis en place dans le cadre du Lean Management, tu n’as que des bonhommes rouges !
– Mon manager ?
Mon manager… Mon manager… C’est quoi déjà ?… ça me dit quelque chose pourtant, mais quoi ? Ah oui ! ça y est, attendez… je crois que je vois… Ah ouiii, ça y est, je l’ai !
Il est vrai que chez “Albatros” les pions consultants dépendent d’un manager à qui s’applique le (fameux) principe de Dilbert : “les gens les moins compétents sont systématiquement affectés aux postes où ils risquent de causer le moins de dégâts : ceux de managers.”
Et si je ne savais plus qui c’était, c’est surtout parce que je ne l’ai pas vu depuis… attendez… au moins 3 ans, depuis que j’ai commencé la mission ! Parce que notre dernière discussion téléphonique était assez intéressante :
– Salut Richard, c’est Eudes.
– Qui ? Ah oui, je ne m’attendais pas à ton appel… Alors ça se passe bien chez « On-marge-comme-des-sagouins » ?
– Ben je ne sais pas, ça fait 3 ans que je suis chez « On-se-fait-du-pognon »
– Ah…
– Justement, je t’appelle car le client m’a dit qu’il voulait arrêter la prestation.
– Quoi t’as merdé ?
– Non, c’est juste que ça fait 3 ans, le contrat arrive à terme et que les achats veulent quelqu’un d’autre, à cause de la législation.
– P*tain d’acheteurs de m*rde ! Ils font chier avec leurs règles à la c*n ! Font vraiment un métier de m*rde (désolé ami lecteur pour la vulgarité de cette phrase… c’est du langage “technique” de manager…) ! Bon, essaie de voir si tu peux pas rester sur un autre domaine !
– Ben c’est pas au commercial de demander ? En plus, il me faudrait des formations…
– Ah ben non, on n’a pas de budgets pour les formations, ni pour les augmentations… Et en plus, j’ai pas de mission pour toi dans le « pipe » (tuyau, en anglais).
C’est ainsi que j’ai compris que mon manager, aussi appelé traditionnellement le grand “Yaka-Faukon”, avait une sorte d’emploi fictif consistant à signer mes congés, pris en accord avec le client… Délit de marchandage vous avez dit ?
Quant au Lean Management, c’est une magnifique technique hérité de l’industrie automobile, transposée de la chaîne de production à la société de service, non sans mal !
Ainsi l’ingénieur informatique (cadre en général), non content de se voir dé-responsabilisé dans son travail, doit effectuer chaque tâche dans un temps précis (elles ont été standardisées et chronométrées).
Puis, lors de la réunion d’avancement quotidienne, les tâches affectées aux consultants sont synthétisées dans un tableau et qualifiées avec des petits bonhommes verts (si tout va bien), oranges (s’il y a 1 alerte) ou rouges (s’il y a 1 problème).
Quelle motivation pour commencer la journée !
– Et donc nous te licencions pour faute grave ! Mais n’aie pas d’inquiétude, c’est 1 Indien qui te remplacera… Lui au moins, il travaille plus pour gagner moins et surtout : il ne se plaint pas ! Tu dois comprendre, qu’à l’instar de notre symbole – l’Albatros – la société doit lâcher du leste pour mieux se développer : il peut s’envoler et voir les problèmes de plus haut, il est capable d’affronter les éléments et de garder son cap… (et de chier sur les mecs en dessous, gninh, hin, hin…) Quel bel emblème, non ? J’en pleurerais (surtout quand je pense au fric qu’on a dépensé pour ça…) !
– Mais Monsieur la limace rouge le responsable des ressources inhumaines,
– Aaaaah, tu ne sais pas quel est mon nom ?
– Ben heuuu si, c’est écrit sur votre bureau : Amaury
– Noooon (dans une voix plus douce et suave, une lueur de malice dans les yeux)…
Soudain, la pluie redoublant d’intensité, frappe la grande fenêtre du bureau en une rythmique régulière, comme si l’on frappait sur des tambours, alors que des cris stridents raisonnent dans la pièce.
Heuuu, c’est mes yeux, ou d’un coup il ressemble à Mick Jagger, là comme ça ?
– “Please allow me to introduce myself
I’m a man of wealth and taste
I’ve been around for a long, long year
Stole many a man’s soul and faith
I was around when Jesus Christ
Had his moment of doubt and pain
Made damn sure that Pilate
Washed his hands and sealed his fate
Pleased to meet you
Hope you guess my name
But what’s puzzling you
Is the nature of my game”
…
Heuuuu c’est moi ou les chiens se mettent à chanter « whou hou, whou hou » ?
Mais si ! Je deviens fou ou quoi ???
Et en plus, on dirait que ça sent le soufre !
…
Just call me Lucifer (whou hou)
‘Cause I’m in need of some restraint (whou hou)
So if you meet me (whou hou)
Have some courtesy (whou hou)
Have some sympathy, (whou hou) and some taste (whou hou)
Use all your well-learned politesse (whou hou)
Or I’ll lay your(whou hou) soul to waste,( whou hou), um yeah (whou hou)”
Naaaan… Au secours, mais sortez-moi d’ici, vite !!!
S’il vous plait, il y a quelqu’un ??? Au secours !!!
AAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhh…
Je me réveille en sueur, ébloui par les rayons du soleil traversant les interstices des volets : Ouf, ce n’était qu’un vulgaire cauchemar !
La sonnette résonne en un cri strident.
C’est le facteur. Etonné autant qu’amusé de me voir l’air agar, il me tend un recommandé avec accusé de réception.
Etonné, je le signe et décachette l’enveloppe : “Monsieur, Nous vous informons que nous sommes amenés à envisager à votre égard une mesure de licenciement”…
« Wouh ouh, Wouh ouh… »